Je voudrais commencer cet article par une anecdote. En japonais, pour dire que quelqu’un a fait une action qui vous a été bénéfique, on utilise un verbe qui équivaut à donner. On dit que quelqu’un vous donne un objet, mais aussi qu’il vous donne une action :
友達はアイスクリームを買ってくれました。
tomodachi wa aisukurīmu o katte kuremashita
Mon ami(e) m’a (fait le cadeau de m’avoir) acheté une glace.
友達は言葉を説明してくれました。
tomodachi wa kotoba o setsumēshite kuremashita
Mon ami(e) m’a (fait le cadeau de m’avoir) expliqué un mot.
友達は待ってくれました。
tomodachi wa matte kuremashita
Mon ami(e) m’a (fait le cadeau de m’avoir) attendu(e).
Après un cours de deux heures sur les différents verbes pour dire donner, recevoir en japonais et de nombreux entraînements pour les utiliser, je me suis rendue compte d’une chose. Je sentais profondément que j’étais une meilleure personne, une meilleure citoyenne, plus attentive aux autres, plus reconnaissante pour les efforts qu’ils font pour moi, plus disposée à les aider, plus prévenante pour ne pas heurter leurs sentiments. Exercer, assouplir mon esprit pour le faire entrer dans la logique japonaise m’avait momentanément, intensément transformée.
Les normes et valeurs sociales (comme exprimer sa gratitude quand quelqu’un a fait quelque chose pour toi) sont inscrites dans la langue japonaise, entre autres avec ces verbes donner. Le japonais regorge de stratégies de ce type.
Par exemple, pour éviter de contrarier les gens, on formule ses demandes de manière indirecte et en laissant la phrase en suspens : au lieu de dire au vendeur « Je pourrais voir le sac qui est là-bas ? », on dit en japonais « Je voudrais voir le sac qui est là-bas, mais… » ; au lieu de dire « Je cherche la station de métro, vous pourriez m’aider ? », on préfère « Je cherche la station de métro, mais… ». La demande doit être implicite afin de ménager l’autre, on ne donne pas d’ordre, on a un désir ou un besoin, mais…
Bien sûr, il est syntaxiquement possible, en japonais, de dire les choses comme on les dit en français (« Je cherche mon chemin, vous pourriez m’aider ? »), cependant cela va à l’encontre des normes comportementales associées à la langue. Vous risquez d’offenser des gens.
Un dernier exemple avec le japonais : toujours en cours, la professeur de japonais de l’université nous enseignait comment faire et répondre à un compliment. Elle nous a expliqué que « si l’on vous fait un compliment, il faut déprécier l’objet du compliment ! Comme ça, vous n’avez pas l’air orgueilleux ». Donc si quelqu’un me dit qu’il aime mes chaussures, je dois répondre, non pas « merci », mais « ah, mais elles sont vieilles/sales/inconfortables/de mauvaise qualité ».
Ce à quoi je veux venir avec tous ces exemples, c’est que la langue n’est pas juste un tissu de mots, la langue s’accompagne aussi de motifs comportementaux typiques des communautés linguistiques, de ce qu’il faut dire ou non, de comment le dire.
Voilà pourquoi, quand je parle japonais, je suis plus souriante et enjouée, et je me soucie plus des autres. Je suis plus empathique non seulement dans mes paroles, mais aussi dans mes actes, dans ma manière générale de me comporter avec les gens.
Adopter une langue, c’est intégrer du vocabulaire et des règles de grammaires, mais aussi un code interactionnel qui lui est inhérent. Si j’ai pris l’exemple du japonais, c’est parce que les normes sociales y sont exacerbées, la façon de se comporter avec les autres est très codifiée et différente du français. Ces exemples un peu extrêmes illustrent bien le phénomène de changement de personnalité que peut engendrer un changement de langue. Je pense que toutes les langues portent en elles des codes de conduite – pas juste le japonais –, puisque chaque culture a ses code de conduite. On prend conscience des normes sociales de sa propre langue quand on en apprend une nouvelle qui fonctionne différemment.
Quand j’entre dans un commerce en France, je dis « bonjour ». C’est normal pour moi, c’est comme ça qu’on fait en France. Que se passe-t-il si j’entre dans un commerce dans un autre pays ?
Au Japon, j’ai souvent été prise au dépourvu par des vendeurs qui criaient des offres et promotions dès que j’entrais dans un magasin. Au début j’essayais de leur répondre que je voulais juste regarder, mais on m’a vite expliqué que je n’étais pas censée leur répondre.
En Espagne, je vouvoyais le vendeur, mais je voyais les gens le tutoyer.
En Russie, c’est le contraire du Japon. Je disais « bonjour » en entrant dans un magasin, pas de réponse. Le vendeur ou la vendeuse me jetait un coup d’œil, et souvent ne me saluait pas.
Dans chaque pays, on a nos règles d’interaction, et ces règles nous permettent de naviguer dans les situations de la vie quotidienne de manière fluide. Si j’avais su que les vendeurs et clients se saluaient rarement dans les commerces russes, j’aurais sans doute navigué de manière plus fluide dans les magasins, au lieu de voir mes bonjour tomber à l’eau.
En apprenant le russe, j’ai découvert peu à peu ce genre de règles comportementales que les russophones suivent, et ma personnalité s’est adaptée à ce modèle afin de fluidifier les échanges avec les natifs. Ainsi, j’ai compris qu’en France, la politesse demande qu’on tienne une conversation, même avec un(e) inconnu(e), plutôt que de laisser s’installer un silence gênant. En Russie, au contraire, la politesse veut qu’on ne parle pas pour ne rien dire. Et qu’on ne sourie pas si on n’a pas de raison de sourire – d’où les caissiers/caissières intimidant(e)s qui semblent t’en vouloir à mort quand tu les abordes (j’ai particulièrement peur des employés des bureaux de poste russes). En résultat, j’ai constaté qu’à force d’exposition, je deviens plus laconique, plus fermée lorsque je parle russe, en tout cas avec des inconnus.
Je me rappelle le récit d’un Russe qui m’avait particulièrement marquée. Vivant aux États-Unis depuis trois ans alors, il racontait une chose qui lui arrivait souvent quand il rencontrait un autre Russe là-bas. Tant qu’ils parlaient anglais, ils étaient ouverts et proches comme des amis de longue date ; mais dès qu’ils passaient au russe, ils se refermaient instantanément, ne savaient plus quoi se dire. On ne s’ouvre pas autant à des étrangers en russe qu’en anglais. Je trouve que cette anecdote illustre très bien le changement de personnalité qui peut arriver lorsqu’on passe à une autre langue.
Je suis absolument certaine que, dans une même situation – disons un inconnu qui m’aborde pour demander son chemin –, je serais une personne absolument différente selon que je suis au Japon ou en Russie : plus enjouée et douce en japonais, plus froide et orientée vers l’efficacité en russe. Bien sûr, j’aiderai toujours la personne, car peu importe la langue, mes principes restent les mêmes ; mais je sais que mon attitude sera drastiquement différente.
La langue a donc une vraie influence sur notre caractère, elle peut changer notre tempérament et notre façon de nous comporter avec les autres.
Et vous, avez-vous déjà senti que votre personnalité changeait quand vous parlez dans une autre langue ?