Chansons espagnoles vs russes : une analyse linguistique (et un peu musicale)

L’idée de départ

Avez-vous déjà eu la sensation que les chansons ont un caractère différent selon la langue ?

Vamos pa’ la playa, Macarena, Despacito… vous n’avez jamais eu l’impression que les chansons espagnoles sont toutes joyeuses ? De manière inverse, j’ai souvent la sensation que les chansons russes sont inévitablement mélancoliques. L’atmosphère est clairement différente d’une langue à l’autre.

Au-delà de l’atmosphère joyeuse ou triste, j’ai aussi l’impression que certains thèmes reviennent plus que d’autres selon la langue de la chanson : des réflexions introspectives et sens profonds pour les chansons russes, et l’amour dans tous ses états pour les chansons espagnoles (et éventuellement aller à la plage et danser toute la nuit).

Alors Jan et moi avons décidé de mener une étude comparant les chansons espagnoles et russes.

Les questions de notre étude

Dans cet article, je vous partage les résultats que nous avons obtenus dans cette étude, et qui répondent à deux grandes questions :

Quels thèmes reviennent le plus dans les chansons russes et espagnoles ?
Quelle est la charge émotionnelle des chansons russes et espagnoles ?

Pour trouver la réponse à ces questions, nous avons fait une analyse de chansons russes et espagnoles pour relever les thèmes revenant le plus dans les langues respectives, et nous avons cherché la charge émotionnelle des chansons, sur la base des paroles d’une part, et sur la base de la musique d’autre part.

Le traitement des langues naturelles

L’ensemble des pratiques d’analyse de grandes quantités de données linguistiques – comme ce que nous avons fait ici – s’appelle le natural language processing, en français traitement des langues naturelles. Il s’agit d’une discipline au croisement de la linguistique, de l’informatique et de l’intelligence artificielle, et dans laquelle s’inscrit notre étude.

Avant de poursuivre avec l’étude, je souhaite préciser que par « chansons russes » et « chansons espagnoles », je désigne ici les chansons chantées en langue russe ou espagnole (pour faire plus court), peu importe la nationalité des groupes et artistes. Les « chansons espagnoles » de cet article sont donc d’Espagne autant que d’Amérique Latine, et les « chansons russes », de Russie aussi bien que de tout autre pays russophone.

Notre échantillon de chansons

Tout d’abord, il a fallu trouver les chansons à analyser. Nous avons d’abord pensé mener notre étude sur les chansons ayant le plus de vues sur YouTube, listées ici pour les chansons en espagnol et ici pour les chansons en russe et autres langues slaves.

Mais nous avons vite compris que les titres de ces listes étaient peu représentatifs des chansons réellement connues : bon nombre de ces morceaux sont des hits de l’été que tout le monde oublie après un an ou deux, et à l’inverse, de nombreuses chansons extrêmement connues n’y figurent pas.

Constitution du corpus de chansons

Nous avons choisi d’utiliser le site LyricsTranslate pour constituer notre échantillon de chansons russes et espagnoles. Ce site recense des milliers de paroles et traductions de chansons dans des dizaines de langues.

Ensuite, il a fallu récupérer les paroles de toutes les chansons en russe et espagnol sur chaque page de ce site. La méthode que nous avons utilisée pour le faire de manière automatisée s’appelle le web scraping (littéralement grattage de web, pour en savoir plus). Nous avons choisi de ne garder que les chansons qui ont une traduction en anglais, ce dernier étant notre langue de travail pour la suite de l’analyse.

De cette manière nous avons réuni environ 4 000 chansons en espagnol et 3 300 en russe.

Analyse thématique des chansons russes vs espagnoles

La méthode

Pour savoir de quoi parlent les chansons russes et espagnoles, on les regroupe par thème. Pour cela, on utilise le topic modeling, méthode initialement développée et utilisée pour classer automatiquement des documents.

Le topic modeling permet de constituer des groupes en utilisant le word embeddings, aussi appelé vectorisation de mots, une façon de représenter les mots à l’aide de vecteurs. Par exemple, le mot banane devient :

[2.02280000e-01, -7.66180009e-02, 3.70319992e-01, 3.28450017e-02, -4.19569999e-01, 7.20689967e-02, -3.74760002e-01, 5.74599989e-02, -1.24009997e-02 etc…]

De cette façon, on peut comparer et déterminer le degré de similitude entre des mots, phrases, paragraphes ou, dans notre cas, entre des chansons entières :

Je sais que je n’ai pas été si bon envers toi, je te jure que je le regrette
(Perdimos el control)
Aujourd’hui je confesse que je ne peux pas vivre sans toi, pardonne-moi si je t’ai fait mal ou fait souffrir
(Lo siento)
0,93
Je sais que je n’ai pas été si bon envers toi, je te jure que je le regrette
(Perdimos el control)
Katyusha marchait sur la berge, sur la berge haute et escarpée
(Катюша)
0,41
Exemple d’établissement du degré de similitude d’extraits de paroles de chansons (distance euclidienne)

Le fait de constituer des groupes d’objets (ici de chansons) selon leur ressemblance entre eux s’appelle le clustering, littéralement regroupement. Pour faire simple, le topic modeling comporte du clustering avec des objets vectoriels (mais c’est un peu plus compliqué que ça).

Il faut préciser que les regroupements de ce genre sont flexibles. Des ensembles homogènes de données se distribuent plus aisément sur un continuum qu’en groupes distincts. C’est donc au chercheur de décider quels paramètres il applique afin de dégager des thèmes plus ou moins abstraits. Plus les thèmes sont abstraits, plus les groupes sont grands, généraux et peu nombreux. Au contraire, plus les thèmes sont concrets et plus les groupes sont restreints et spécifiques, et on augmente le risque que de nombreuses valeurs (ici, les chansons) ne puissent être classées.

Prétraitement

Pour améliorer les résultats de l’analyse de thèmes, on a prétraité les paroles des chansons de manière automatique.

D’abord, on retire les indications de structure musicale, qui ne font pas partie des paroles (telles que couplet, refrain), ainsi que les mots tels que la, du, ce, et, extrêmement fréquents mais inutiles pour la recherche. Ensuite, il faut réduire les mots à leur forme de base, c’est-à-dire les lemmatiser :

Phrase non lemmatisée : « Maman disait toujours, ‘La vie, c’est comme une boîte
de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber‘ »
Phrase lemmatisée : « maman dire toujours le vie ce être comme un boîte
de chocolat on ne savoir jamais sur quoi on aller tomber »
(Forrest Gump)

La lemmatisation permet d’obtenir de meilleurs résultats dans les analyses automatisées, en retirant les doublons de sens.

Au final, notre base de données prête à l’analyse comprenait 643 849 mots pour l’espagnol et 555 975 pour le russe.

L’analyse

Notre hypothèse de départ était que les thèmes et les émotions des chansons espagnoles et russes seraient différents : les chansons espagnoles seraient plus joyeuses et parleraient plus d’amour, et les chansons russes, plus tristes et existentielles. Dans l’ensemble, on a pu confirmer cette hypothèse, et du même coup on a découvert d’autres particularités intéressantes des chansons en russe et en espagnol. Je vous détaille ces analyses dans cette partie.

On a obtenu 8 groupes pour les chansons russes et 12 groupes pour les chansons espagnoles. Pour les chansons espagnoles comme les chansons russes, deux tiers des chansons étaient non catégorisées, car trop abstraites ou différentes des autres ; elles forment un continuum difficilement divisible, que le programme a réuni dans un groupe 0 que je n’ai pas analysé, faute de cohésion.

Pour mieux comprendre les groupes formés par le programme, j’ai consulté les paroles d’au moins quinze chansons pour chaque groupe. Avant de vous partager les analyses que j’en ai tirées, je tiens à préciser qu’il s’agit uniquement de tendances générales observées, et non de vérités absolues applicables à n’importe quelle chanson en langue espagnole ou russe. Voici tous les groupes.

Les douze groupes des chansons espagnoles :

Les huit groupes des chansons russes :

De quoi parlent les chansons russes et espagnoles ?

Certains thèmes sont clairement plus présents dans une langue que dans l’autre.

En espagnol, le thème de l’amour et du couple monopolise le monde des chansons : 9 groupes sur 12 parlent uniquement d’amour (contre 1 groupe sur 8 en russe). Le mot amour est d’ailleurs deux fois plus fréquent dans les chansons espagnoles que dans les chansons russes (20,6‰ occurrences en espagnol, c’est-à-dire que le mot apparaît 20,6 fois sur 1 000 mots ; 10,3‰ en russe).

L’espagnol possède aussi un groupe assez fourni de chants religieux (groupe Seigneur, dieu, Jésus, gloire), totalement absents des chansons russes de notre étude, et deux groupes parlant de pays (groupes Terre, terre natale, Latin, peuple et Terre, Espagne, Mexique, beau)

Le russe, quant à lui, privilégie les thèmes liés à la nature (groupe Ciel, voler, rêve, nuit ; groupe Neige, hiver, blanc, froid ; groupe Mer, vague, bateau, océan) et à la guerre (groupe Soldat, guerre, bataille, maison), ce qui est assez représentatif de l’existence et de la mentalité russes. Enfin, les groupes russes comptaient bien plus de chansons existentielles que les chansons espagnoles.

Chansons d’amour

Les chansons d’amour espagnoles se concentrent essentiellement sur le désir (sexuel, groupe Vouloir, baby, danser, fille, et sensuel, groupe Amour, embrasser, corps, vouloir) et sur la vie conflictuelle du couple (4 groupes sur 12). Les chansons d’amour russes, elles, relatent surtout les regrets après la séparation. « Chansons d’amour » n’est donc pas synonyme de « déclarations d’amour » : il s’agit plutôt de chansons qui parlent de sentiments et évènements liés au couple, positifs comme négatifs.

J’ai remarqué que dans de nombreuses chansons espagnoles parlant d’amour après la séparation, le chanteur/la chanteuse essaye de récupérer l’autre, en disant que tout est de sa faute, qu’il ne peut pas vivre sans l’autre, qu’il n’arrive pas à l’oublier, en le suppliant de revenir :

« Je sais que je t’ai déçue parce qu’hier soir je t’ai été infidèle,
Je le regretterai toujours et je te le demande à genoux,
Si tu as déjà senti quelque chose de bon pour moi, pardonne-moi »

(Perdóname, La Factoria)

À l’inverse, les chansons russes d’après la séparation sont plus résignées, plus fatalistes : il/elle est partie, point barre. Ces chansons russes mettent en scène les souvenirs et les regrets mais sans tentative de récupérer l’autre :

« Si je me réveille avec une autre, si tu es avec un autre, rappelle-toi ces jours avec moi,
Rappelle-toi combien je t’aimais »

(Неидеальна, Egor Kreed)

« Et nous partons au lever du soleil après nous être tourné le dos,
Je souris, je serai forte »

(Хочу остаться, Alai Oli)

On peut donc voir que même quand le même thème est abordé – comme un chagrin d’amour – les chansons russes et espagnoles se distinguent, dans le cas présent non pas dans le thème ou le style, mais dans la façon d’accepter son sort. La différence est plus que linguistique, elle est comportementale ; il serait intéressant de voir si cette différence d’attitude se vérifie dans le monde réel.

Une autre remarque quant aux chansons d’amour espagnoles et russes : pour parler d’amour et de sentiments en général, les chansons russes utilisent des images de la nature. La neige, le ciel, les étoiles, les arbres, le vent, le lever du soleil accompagnent et illustrent les sentiments. La déclaration se fait de manière visuelle, en ancrant les sentiments dans des décors naturels ou urbains, et en référant couramment à des éléments de la nature :

« Autant de feuilles d’automne tomberont des cieux,
Que de fois où je repenserai à toi »

(Листья, Andrey Lenitsky)

« Un coucher de soleil écarlate coule sur le mur
Dans ces rayons brisés j’ai regardé à travers toi, autour de toi,
Mais tu ne savais rien de moi »

(Малиновый закат, Maks Korzh)

« Je t’écrirai quelques lignes, le soir, assis à la fenêtre,
Puisque sans toi je suis seul, sans toi ma planète est vide,
Puisque tu es mon soleil, tu es mon ciel, tu es ma mer,
Je me suis noyé dans tes yeux sans même le remarquer »

(Утонул в тебе, Edward)

À l’inverse, les chansons d’amour en espagnol se concentrent surtout sur des images du corps :

« Ferme cette petite bouche
Et laisse parler juste ton corps
 »

(Tu cuerpo, Pitbull)

« Je te décrocherais l’univers pour un bout de ta bouche
Et quand tu me touches, tu fais s’hérisser ma peau
Tu m’enveloppes, tu me fais perdre la tête
 »

(Pierdo la cabeza, Zion & Lennox)

« Lentement, je veux respirer ton cou lentement
Laisse-moi te dire des choses à l’oreille
Que tu te rappelleras quand tu n’es pas avec moi
 »

(Despacito, Luis Fonsi)

On peut comparer la fréquence d’apparition de mots liés au champ lexical corporel, en espagnol et en russe :


lèvresbisou, baisercœur peauyeuxcorpscaresserdésirer
espagnol8,4‱36,4‱50,8‱11,6‱18,5‱27,7‱4,9‱8‱
russe6,4‱8,5‱39,3‱1,5‱29,3‱13,9‱1‱1,3‱
Fréquence relative d’apparition de termes du lexique corporel, sur dix mille, dans les chansons espagnoles et russes

Dans les chansons espagnoles, les sentiments sont exprimés par la description des états d’âme internes, et recourent moins à des descriptions du monde externe :

« On m’a demandé si tu étais mon véritable amour et je leur dis que tu es l’amour de ma vie
Merci pour m’aimer comme je t’aime, je ne me vois pas sans toi et je n’exagère pas,
Il se peut que tout ne soit pas parfait mais ça se résout avec des baisers »

(Siempre te voy a querer, Calibre 50)

« Le temps n’a pas réussi à me faire t’oublier, il n’a pas effacé les empreintes de ton amour,
Je sens encore le goût de tes baisers sur ma bouche, je sens encore tes mains caressant ma peau »

(Dos locos, Monchy & Alexandra)

Ces différences de vocabulaire ont pour conséquence que les chansons d’amour espagnoles sont plus physiques que les chansons d’amour russes : 64 % des chansons espagnoles du corpus parlent d’amour sensuel et de désir charnel (groupes Vouloir, baby, danser, fille et Amour, embrasser, corps, vouloir, dont le premier emploie un langage cru, et le deuxième plus soft). En russe, les allusions aussi directes à la sexualité sont réservées au groupe Salope, argent, baiser, baby, abondant d’insultes, et où il n’est pas question d’amour mais plutôt d’argent et de pouvoir. Les allusions au corps sont donc beaucoup moins centrales dans les chansons d’amour russes.

Une autre différence notable dans les chansons d’amour : les chansons espagnoles manifestent souvent l’adoration de l’autre et l’auto-humiliation pour dire les sentiments amoureux :

« Aujourd’hui sans toi ma vie finit parce que ma vie c’est toi »

(Mi vida eres tú, Los Temerarios)

« Qu’est-ce que je ne ferais pas pour pouvoir t’embrasser de nouveau et me réveiller à tes côtés
Parce que je t’aime encore, je te jure que ma vie sans toi est une punition,
Reviens, je te demande pardon »

(Porque aún te amo, Jencarlos Canela)

« Si elle, elle m’oublie, que m’importe de perdre mille fois la vie, pourquoi vivre ? »

(Por una cabeza, Carlos Gardel)

« Si je t’ai déçue je t’ai demandé pardon à genoux devant toi
Mais tu sais que je ne t’ai pas menti quand j’ai dit que personne ne t’aimera comme je t’aime »

(Cien, CNCO)

Je me mets à genoux devant toi, tu es ma vie, je mourrais pour toi… ces procédés rehaussant et plaçant l’autre au-dessus de soi, extrêmement courants en espagnol, le sont bien moins dans les chansons russes.

Danse, saisons et personnification

La danse est présente dans les paroles des deux langues, bien que deux fois plus fréquente en espagnol (2‰ occurrences de « danse » en espagnol, contre 1,1‰ occurrences en russe). La danse a un sens bien différent selon la langue. En espagnol, danser est avant tout une façon de séduire et d’être séduit, d’où sa forte présence dans les groupes Vouloir, baby, danser, fille et Amour, embrasser, corps, vouloir. À l’inverse, la danse s’associe plutôt à la fête et la beuverie dans les chansons russes (groupe Danser, musique, vouloir, dance floor).

Enfin, les chansons russes mentionnent plus souvent les saisons que les chansons espagnoles :

« Je t’emmènerai là où notre printemps fait fondre la flamme sur ces lèvres, sur tes lèvres »

(Дай мне знак, Andrey Lenitsky)

« Mais quelque part, en hiver et en été,
Un bonheur aveuglant de lumière nous attend, nous attend »

(Где-то, Dima Bilan)

Le froid est aussi plus courant dans les chansons russes qu’espagnoles, et le chaud, dans les chansons espagnoles que russe :


printempsétéautomnehiverchaud, chaleurfroidneigeglace
espagnol1,6‱1,5‱0,2‱1,1‱15,4‱6,1‱0,8‱1‱
russe6,3‱8,3‱3,9‱6‱10,3‱10,7‱10,3‱4,5‱
Fréquence relative d’apparition de termes liés aux saisons et à la chaleur, sur dix mille, dans les chansons espagnoles et russes

On peut aussi remarquer que les chansons russes personnifient fréquemment des éléments naturels et des éléments inanimés de manière générale. La personnification est le fait de faire faire une action humaine à un élément inanimé, le faire penser, parler, agir (par exemple, dire « Les arbres regardent en silence » personnifie les arbres). Les chansons russes emploie souvent la personnification :

« Le vieil érable frappe à la fenêtre, nous invitant mes amis et moi à nous promener »

(Старый клён, Pakhmutova et Matusovsky)

« Portemoi, rivière, au-delà des berges escarpées »

(Ты неси меня, река, Lyube)

« J’ai demandé à l’automne où était ma bien-aimée,
L’automne m’a répondu avec une pluie torrentielle »

(Я спросил у ясеня, Sergey Shishkov)

« Le froid me murmure tout bas : ta blessure ne guérira pas »

(Любовь и боль, vagram Vazyan)

« Les nuages dessinent sans doute des visages »

(Сильно, Monatik)

« Tes yeux bleus accompagnaient les couchers du soleil,
Tes yeux bleus criaient ‘Où vas-tu ?’ »

(Голубые глаза, Egor Kreed)

Ce genre de personnification est présent non seulement dans des chansons datant de plusieurs décennies, mais aussi dans les chansons russes actuelles d’electro, de rock, de pop ou de rap. Le titre d’un groupe biélorusse post-punk formé en 2017 est d’ailleurs lui-même une personnification : Молчат дома, ce qui signifie « Les maisons se taisent ».

Hétérogénéité des groupes russes

La plupart des groupes russes étaient hétérogènes : les chansons inclues dans ces groupes se ressemblaient peu, malgré quelques points communs. Par exemple, le groupe Neige, hiver, blanc, froid se compose de chansons existentielles, de chansons d’amour joyeuses ou tristes, de chansons sur la neige ainsi que de chansons de fêtes du Nouvel An. On peut le voir, les chansons de ce groupe sont très variées.

Je pense que cette hétérogénéité thématique a plusieurs origines.

D’abord, le programme forme des groupes de 30 chansons minimum. Donc même s’il est capable de reconnaître un groupe pour les chansons d’amour parlant de neige, et un autre pour les chansons existentielles parlant d’hiver, si celles-ci sont peu nombreuses, le tout sera réuni dans un seul groupe « hiver » (le groupe Neige, hiver, blanc, froid). Les groupes russes sont hétérogènes car ils traitent simplement de thèmes variés ; ces thèmes sont nombreux mais représentés par peu de chansons, d’où la nécessité de les réunir en un seul groupe.

Les groupes sont donc formés à l’aide de mots clefs communs à plusieurs chansons (par exemple, neige, hiver, blanc, froid), plutôt qu’à l’aide de thèmes à proprement parler. C’est une des raisons pour lesquelles les groupes sont hétérogènes.

Une autre raison est qu’il est souvent dur de dégager les thèmes des chansons russes : les paroles sont indirectes, implicites, poétiques.

Par exemple, un extrait de la chanson Не расставайтесь de Machete dit : « Mes yeux ont la couleur des tulipes que tu aimes ». Il s’agit d’une façon indirecte de signifier que l’homme a les yeux rouges d’avoir tant pleuré, tout en sous-entendant qu’il se rappelle quelles tulipes aimait sa dulcinée. Mais le programme comprend-il ce genre de formules implicites ? Ou reconnaît-il juste les mots yeux, couleur et tulipes (lesquels sont, en soi, plutôt positifs) ?

Homogénéité des groupes espagnols

À l’inverse, les chansons espagnoles étaient très similaires les unes aux autres : les mêmes thèmes sont abordés d’une chanson à l’autre dans un groupe.

J’ai fréquemment constaté que le style en espagnol est très direct, comme une retranscription d’une conversation de la vie de tous les jours : les paroles des chansons emploient bien moins d’images, de métaphores, d’effets littéraires ou poétiques que les chansons russes (en particulier les chansons des groupes Oublier, se rappeler, amour, souvenir et Faute, mauvais, lâche, amour). Un exemple :

« Je ne suis pas un homme mauvais même si je me suis trompé
Je te jure que je t’aime, tu le sais très bien »

(No soy un hombre malo, Hector Acosta)

J’ai été très surprise par la précision des groupes des chansons espagnoles : le programme est parvenu à distinguer entre eux des groupes dont les thèmes sont pourtant très proches.

Je pense que le fait que le style soit si simple, si oral participe à cette précision des groupes : les chansons traitent les mêmes idées et les expriment avec les mêmes mots. « Je t’aime tant », « je ne peux pas vivre sans toi » sont des phrases qui reviennent constamment dans les chansons espagnoles, par exemple.

Cette homogénéité thématique et stylistique en espagnol permet de former des groupes très précis, même lorsque deux groupes se ressemblent. Par exemple, le programme a su distinguer le groupe Revenir, partir, s’en aller, amour (qu’on peut résumer comme le groupe des chansons « tu es parti(e), reviens ») et le groupe Oublier, se rappeler, amour, souvenir (des chansons « je n’arrive pas à t’oublier »), bien que ces groupes parlent de thèmes très similaires.

Seul le groupe espagnol Vie, temps, soleil, lumière, le groupe « poétique », comportait des chansons aux sujets plus variés. Le style plus complexe, proche du style russe avec ses tournures figurées, son implicite et ses images de la nature, justifiait à lui seul que ces chansons forment un groupe à part entière.

Résumé de l’analyse thématique

En résumé, on peut voir que les chansons espagnoles et russes se démarquent par :

  • Des différences de thèmes (les chansons espagnoles parlent surtout d’amour, les chansons russes de choses plus variées) ;
  • Des différences de style (les chansons espagnoles préfèrent un style sans fioriture, semblable au langage parlé, tandis que les chansons russes ont des paroles plus littéraires ; l’imagier des chansons espagnoles est riche en lexique du corps, tandis que celui des chansons russes préfère le lexique de la nature)
  • Des différences d’attitude, de comportement (les russophones sont plus résignés que les hispanophones après une rupture ; auto-humiliation et adoration de l’autre en espagnol ; association du sexe au pouvoir plus qu’à l’amour dans les chansons russes ; association de la danse à la séduction ou à la soûlerie selon la langue)

La note de sentiment

Le thème seul ne permet pas de savoir si une chanson est gaie ou mélancolique.

Alors, pour savoir si les paroles des chansons étaient plus ou moins tristes ou joyeuses, nous avons fait une analyse émotionnelle, en anglais sentiment analysis. Ce type d’analyse détermine si le ton émotionnel d’un texte est positif, négatif ou neutre.

Le sentiment analysis existe depuis des décennies, et est assez primitif : son fonctionnement est une simple recherche dans des dictionnaires renseignant sur la charge émotionnelle des mots. À noter que la note de sentiment n’est pas toujours correcte pour chaque chanson prise séparément, pour les raisons de style et d’implicites évoquées plus haut. Néanmoins, cette analyse peut donner des résultats très précis pour des textes longs. Voilà les résultats que nous avons obtenus pour chaque groupe russe et espagnol :

On voit immédiatement que les chansons espagnoles sont nettement plus positives que les chansons russes, parmi elles se démarquent trois groupes ayant une note de 0,98 ou 0,99, extrêmement positive. On peut donc bel et bien dire que les chansons espagnoles ont des paroles en général plutôt joyeuses, et les chansons russes, plus tristes.

La charge émotionnelle de la musique

Nous avons vu que, selon la langue, les chansons russes et espagnoles ne parlent pas des mêmes choses, et pas non plus de la même manière.

Mais peut-on vraiment dire que les chansons russes soient plus mélancoliques, et les chansons espagnoles plus enjouées ? Après tout, une chanson aux paroles tristes peut avoir une musique gaie, entraînante, dansante.

On peut prendre comme exemple la célèbre chanson Lambada, du groupe franco-brésilien Kaoma, dont les paroles racontent comment l’homme qui a fait souffrir la chanteuse s’en est allé en pleurant, et comment il continuera de pleurer en repensant à son amour perdu. Ces paroles n’empêchent en rien que la musique donne envie de chanter et danser. En s’y penchant un peu, on peut voir que, parmi la masse des chansons dont la musique est joyeuse, nombre d’entre elles ont des paroles tout de même attristantes.

Au contraire, il y a des chansons dont les paroles sont positives mais la musique non. Si on regarde par exemple Mistral gagnant de Renaud, les paroles sont assez joyeuses (Te raconter la terre en te bouffant des yeux/Te parler de ta mère, un p’tit peu/Et sauter dans les flaques pour la faire râler/Bousiller nos godasses et s’marrer), mais dès les premières secondes, le piano donne le ton et nous fait clairement comprendre que ce n’est pas une chanson gaie, mais une chanson nostalgique, une chanson sur le temps perdu de l’enfance. Les mots racontent les bons souvenirs, la musique raconte le chagrin.

On ne peut donc pas dire d’une chanson qu’elle est triste ou joyeuse sur la seule base des paroles : le texte et la musique se complètent, chacun a sa propre charge émotionnelle. Alors, qu’en est-il de la musique des chansons russes et espagnoles ?

Pour comparer la musique des chansons russes et espagnoles, nous avons recueilli des statistiques musicales sur Spotify, une plateforme hébergeant des millions de musiques et vidéos. Nous avons regardé les statistiques concernant 200 chansons en russe et autant en espagnol. Spotify présente plusieurs variables, dont nous nous sommes intéressés aux six suivantes : mode, valence, danceability, energy, tempo et loudness.

Mode

Cette mesure indique si la chanson est en mode majeur ou en mode mineur. Cette variable est essentielle pour nous, puisqu’un mode majeur s’associe presque systématiquement à une émotion positive, et un mode mineur à une émotion négative :

Vive le vent (Jingle Bells) en mode majeur
Vive le vent (Jingle Bells) en mode mineur

En regardant les différents pays, on voit qu’en espagnol (Espagne et Amérique latine), 59 % des chansons sont en mode majeur et 41 % en mode mineur. Pour la Russie, ce sont 46 % des chansons qui sont en majeur et 54 % en mode mineur.

On peut donc grossièrement conclure qu’il y a proportionnellement plus de chansons joyeuses que tristes en espagnol, et plus de chansons tristes que joyeuses en russe.

Valence

La valence mesure la positivité musicale transmise par une chanson, sur une échelle allant de 0,0 (chanson négative, triste, dépressive) à 1,0 (chanson joyeuse, gaie, euphorique).

Musicalement parlant, la valence correspond à l’harmonie, à la base d’accords de la chanson, tandis que le mode correspond à la tonalité de la chanson. C’est donc une autre variable essentielle pour nous.

Le graphique ci-contre représente la valence des chansons russes (en bleu) et espagnoles (en orange).

La différence est significative : les chansons russes sont beaucoup plus tristes que les chansons espagnoles, avec une médiane d’environ 0,48 contre 0,64 en espagnol.

(À noter que ce graphique et les suivants concernent uniquement les chansons dont les artistes viennent d’Espagne et de Russie.)

Valence

Danceability et Energy

La variable danceability indique à quel point la chanson se prête à danser. Une chanson ayant 0,0 est peu dansante, tandis qu’une chanson ayant 1,0 est parfaitement dansable.

La variable energy, quant à elle, mesure entre 0,0 et 1,0 le degré d’énergie de la chanson. Typiquement, les chansons énergiques sont plus rapides, plus fortes et bruyantes (par exemple, le death metal a une énergie élevée, tandis qu’un prélude de Bach a une énergie basse).

Danceability, chansons russes en bleu, espagnoles en orange
Energy

On voit sur le premier graphique qu’il y a largement plus de chansons dansantes en espagnol qu’en russe. Le second graphique montre de plus que les chansons russes sont beaucoup moins énergiques que les chansons espagnoles.

Tempo et Loudness

Le tempo d’une musique correspond à sa vitesse, mesurée en battements par minute (BPM), tandis que loudness désigne le volume sonore global de la chanson, mesuré en décibels (dB).

Tempo
Loudness

On observe sur ces graphiques que les chansons russes sont en général plus rapides que les chansons espagnoles, néanmoins les chansons espagnoles sont bien plus fortes en termes de volume sonore.

(Les descriptions des différentes variables ci-dessus sont adaptées de cet article)

En observant les variables de mode et de valence, on constate que les chansons russes sont significativement plus négatives que les chansons espagnoles, ces dernières ayant une note bien plus positive. Les chansons espagnoles sont aussi plus énergiques, plus dansables et ont un volume sonore plus élevé. Seul le tempo est plus rapide pour les chansons russes que pour les chansons espagnoles.

Ainsi, les chansons en russe ont une musique plus calme et triste, et les chansons en espagnol, une musique plus animée et gaie.

On constate donc que les chansons espagnoles sont doublement plus joyeuses : linguistiquement à travers les thèmes abordés, mais aussi musicalement à travers le mode, la valence, l’énergie de la chanson, son volume sonore et sa « dansabilité ». À l’inverse, les chansons russes sont plus mélancoliques tant sur le plan linguistique que sur le plan musical.

Des pistes d’interprétation de ces résultats

Comment expliquer ces différences entre les chansons dans une langue et dans une autre ? Jan et moi avons émis quelques hypothèses.

Disparité climatique et topographique

Il y a plus de plages où se baigner dans le monde hispanique ? On parle plus d’aller à la plage dans les chansons en espagnol (3,7‱ occurrences de plage en espagnol, contre 0,5‱ en russe). Il fait plus froid en hiver dans les pays russophones ? On parle plus du froid et de l’hiver dans les chansons en russe.

Différences de pratiques et coutumes

Peut-être parle-t-on plus de danser dans les chansons en espagnol pour la simple et bonne raison qu’on danse réellement plus dans ces pays-là. Et peut-être croise-t-on vingt fois plus le mot cigarette dans les chansons en russe (2,5‱ occurrences en russe, contre 0,1‱ en espagnol) parce qu’on fume réellement beaucoup plus dans les pays russophones que dans les pays hispanophones.

Après tout, on parle en premier lieu de ce qui nous entoure.

Différences de mentalité et de valeurs

Claire : Je ne pense pas que les sujets traités dans les chansons soient juste un reflet d’éléments géographiques. À mon avis, les chansons donnent une image de la mentalité et des préoccupations des communautés linguistiques. Le fatalisme russe, l’intérêt pour la nature ; et au contraire la sensualité et la primordialité du couple dans le monde hispanique, il me semble que ces thèmes nous montrent ce qui compte pour ces populations.

Jan : À mon avis, les chansons véhiculent une vision propre aux groupes linguistiques : dans les chansons, on voit quelles attitudes les gens ont envers les autres et envers soi-même. La chanson transmet les modèles et valeurs à travers lesquels les gens appréhendent le monde. Par exemple, une personne attirante n’est pas associée aux mêmes traits de personnalité ou comportements partout dans le monde. Dans les pays hispaniques, on se représente un homme amoureux comme un loveur passionné, direct et clair ; ce serait étrange qu’il s’approche d’une femme et exprime ses sentiments de manière lyrique… alors que c’est précisément ce qu’on attend d’un homme amoureux en Russie, par exemple qu’il écrive un poème à sa muse. Pareil pour tous les traits de caractères appréciés ou dépréciés en général chez quelqu’un : ce ne sont pas les mêmes partout. L’industrie de la musique participe à renforcer cette différenciation de valeurs : la dynamique du marché favorise les chansons que les gens apprécient, et tend à effacer celles qui plaisent moins.

Un pallier de joie de vivre

Quant à la joyeuseté ou la tristesse (linguistique et musicale) des chansons, j’ai une hypothèse à ce sujet.

Le philosophe français Frédéric Lenoir évoque dans son ouvrage Du bonheur, un voyage philosophique une étude sur le bonheur. Cette étude met en évidence le fait que chaque individu possède son « pallier » de base de joie de vivre, son niveau par défaut de bonheur, partiellement inné mais fluctuant au gré des périodes de sa vie. Peut-être la moyenne du pallier de base de joie de vivre est-il plus ou moins élevé d’une population à l’autre, d’où la production d’œuvres musicales plus ou moins positives. Enfin, ce n’est qu’une hypothèse.

Le style : des attentes différentes

Aussi il me semble que la différence de style d’écriture tient au fait que les Russes (et les Slaves en général ?) apprécient particulièrement la littérature et la poésie. YouTube regorge de vidéos de récitation de poèmes russes, les grands poètes sont souvent mis en musique par des groupes actuels, et j’ai moi-même déjà entendu, sans le vouloir, des Russes réciter des poèmes qu’ils avaient appris par cœur par plaisir (dont des poèmes français !). En bref, il me semble que le style d’écriture ait une grande importance pour les russophones auteurs de chansons.

Cette attente du style littéraire est probablement moins importante pour les hispanophones, d’où le fossé entre les styles d’écriture en russe et espagnol.

La motivation derrière l’écriture

Enfin, on pourrait essayer de comprendre ces résultats en cherchant la motivation derrière l’écriture des chansons. Pourquoi compose-t-on, chante-t-on, joue-t-on de la musique dans les pays respectifs ? Écrit-on des chansons pour danser ? Pour exprimer ses questionnements profonds ? Pour rêver ? Pour extérioriser ses chagrins et tourments ? Pour parler du monde, de la vie ?

On pourrait pour répondre à cette question faire un questionnaire pour demander aux auteurs quelle est leur motivation derrière l’écriture de la chanson : « Pourquoi écrivez-vous ? », « Quelles sont vos sources d’inspiration ? », « Pour vous, à quoi sert la musique ? ».

C’est tout pour cet article !

Si vous souhaitez en savoir plus quant aux méthodes et données utilisées dans cette étude, ou voir une analyse thématique similaire pour une autre langue, vous pouvez me contacter via hello(arobase)lingonaut.blog ou sur WhatsApp : 07 45 71 94 55. Le code de la recherche est aussi disponible sur demande !

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