Apprendre une langue avec une seule personne

Claire

Mon ex était italo-français : sa mère et ses grands-parents maternels sont italiens, son père et ses grands-parents paternels français. Il a grandi en France, alors son bilinguisme a tout de même favorisé son français. Son accent italien est parfait, il parle spontanément, aussi vite qu’en français – mais de temps à autres, il lui manque des mots. Il fait des erreurs sans s’en rendre compte.

Très souvent, lorsque je lui demandais de parler italien avec moi pour que je pratique la langue, il était mal à l’aise. Soit car il éprouvait plus de difficultés à s’exprimer en italien qu’en français, soit car il se sentait illégitime : son italien étant « déficient », il allait mal m’enseigner la langue, disait-il.

J’ai longtemps réfléchi à cette situation.

D’une part, il y a la magie que représente le fait qu’un enfant puisse développer la connaissance de toute une langue en ne parlant qu’avec un nombre réduit de personnes – en l’occurrence, mon ex ne parlait presque qu’avec sa mère. Il avait, certes, passé des années dans un lycée bilingue, le développement de la langue dans l’enfance s’était effectué auprès de sa mère. Si il voyait la famille de sa mère, autres locuteurs avec qui parler italien, ils ne se voyaient néanmoins qu’occasionnellement, pendant les vacances.

J’en tire l’idée qu’il suffit d’un locuteur qui parle à un enfant pour que cet enfant développe son aptitude linguistique. Cette idée est incroyable.

D’autre part, il y a cette image surprenante : un locuteur natif qui a du mal à parler. Il me racontait un jour que, discutant par chat avec d’autres italophones, ceux-ci ne voulaient pas le croire quand il disait être lui aussi italien. « C’est facile d’utiliser google traduction », disaient-ils même. Pourtant son niveau est natif. Qu’est-ce qui faisait croire à ces italophones qu’il n’était pas italien ?

Ce cas n’était pas isolé ; un ami bilingue, parlant russe, l’écrivait et lisait difficilement ; une jeune fille ne pouvait plus se rappeler du mot bougie dans sa seconde langue maternelle, mot qu’elle comprenait néanmoins passivement ; etc.

Apprendre la langue avec une unique personne est possible, mais s’accompagne d’une limitation de la connaissance de la langue.

Imaginons un cas similaire : une petite fille, née en France d’une mère française et d’un père turc. Ce père turc parle en turc à sa petite fille tous les jours ; la petite fille apprend très vite les mots les plus courants dans leur vie : maman, papa, maison, manger, dodo… Mais si ce père ne connaît pas les mots subjectivité ou gecko en turc, jamais il ne les dira et jamais la petite fille ne les apprendra. Le vocabulaire de la petite fille se limitera à ce que son père connaît, et plus précisément au vocabulaire qu’il mobilise activement quand il lui parle. En aucun cas, si elle n’a aucune autre source pour entendre ou lire du turc, elle ne pourra connaître plus de mots que lui ; son vocabulaire sera, au meilleur des cas, équivalent à celui de son père, mais bien plus probablement appauvri, car si son père a appris la langue à travers tout un monde et une communauté, elle ne l’apprend, elle, qu’à travers les paroles de son père.

Cela vaut pour le vocabulaire, mais aussi pour les diverses formes de variété de la langue : la petite fille adoptera les tournures de son père et ignorera les autres (imaginons qu’il dise toujours « trop cool ! », et jamais « c’est génial ! », elle pourrait ne pas comprendre la deuxième phrase). Tous les pans de la langue que son père n’emploie pas, elle ne les connaîtra pas. Sa connaissance du turc sera, de ce fait, terriblement limitée, quoiqu’elle puisse s’exprimer librement dans la langue.

La variété de la langue s’exprime, entre autres, à travers la manière personnelle qu’a chaque locuteur d’en faire usage. Quoi qu’en dise Chomsky, je ne parle pas comme ma grand-mère, elle ne parle pas comme l’ado prépubère que j’ai croisée hier dans la rue, mon père ne parle pas comme son meilleur ami, son meilleur ami ne parle pas comme sa femme, etc. La langue est riche de nombreux registres, du soutenu au vulgaire, de termes littéraires, techniques ou d’argots, d’expressions, depuis les désuètes jusqu’aux néologismes contemporains ; cette richesse ne peut transparaître à travers une unique personne. Comment connaître le registre formel sans être confronté à des textes officiels ? Comment découvrir des mots élégamment rares sans avoir lu d’œuvres littéraires ? Comment connaître une terminologie pointue sans avoir étudié la discipline scientifique à laquelle elle se rapporte ? Comment connaître cette intonation agaçante que prennent les reporters dans les journaux télévisés (le fameux « Et là, c’est le drame ») sans jamais avoir regardé la télévision ?

Les mots sont construits par tout un monde, et à travers la parole d’un locuteur, ce n’est qu’une fraction de ce monde qui transparaît. D’où l’aisance accentuée pour la langue du pays où un enfant bilingue a grandi, et d’où la différence de vocabulaire entre une langue apprise avec de nombreux interlocuteurs (dans le pays où est parlée la langue ou non) et une langue apprise avec de rares interlocuteurs.

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