Qu’est-ce que la prosodie ?
La prosodie, c’est l’ensemble des caractéristiques de la voix lorsque l’on parle :
- Le volume (intensité sonore), selon que l’on parle plus ou moins fort ; mesuré en décibels.
- La durée (longueur des sons), selon que l’on prononce les syllabes plus ou moins courtes ; mesurée en millisecondes ou en secondes. Mesurer la durée permet de décrire le débit (vitesse de la parole), le rythme (régularité de la longueur des syllabes) et les pauses.
- La hauteur de la voix, selon que l’on parle aigu ou grave ; mesurée en hertz.
- Le timbre (qualité du son), selon que l’on a une voix plus ou moins douce, rauque, nasale, aérée, etc. ; observé à travers les caractéristiques du spectre sonore.
La musique de la langue
Ces mesures décrivent la voix mais aussi le son en général, et s’appliquent parfaitement à la musique : est-ce qu’un instrument joue plus ou moins fort, plus ou moins vite, plus ou moins aigu, a un timbre plus ou moins doux ? Pour cette raison, on parle parfois de la prosodie comme de l’étude de la musicalité d’une langue donnée.
On ne peut pas parler sans avoir recours à la prosodie : le simple fait de produire du son avec ses cordes vocales fait que ce son peut être décrit par des mesures prosodiques. Même si j’essayais de parler comme un robot, il resterait nécessairement dans ma voix ses caractéristiques de hauteur, de timbre, de vitesse… la prosodie est inhérente à la langue parlée.
La prosodie est partout, que l’on parle normalement, qu’on murmure ou crie, qu’on chante, qu’on imite Dark Vador ou Gollum. Il existe une infinité de possibles pour jouer sur notre voix.
L’intonation, les tons, l’accent tonique, l’accent de hauteur, l’accent de frontière sont des phénomènes linguistiques dont la manifestation est prosodique : on change la hauteur de la voix, le volume sonore ou la durée de syllabes.
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Les émotions dans la voix
C’est aussi grâce à la prosodie que l’on met de l’émotion dans nos énoncés. Avez-vous déjà remarqué que nous jugeons l’état émotionnel de notre interlocuteur selon sa voix, et moins selon les mots qu’il dit ? C’est d’ailleurs pour cela que l’on peut entendre à la voix de quelqu’un s’il est triste, content, en colère ou surpris, même s’il parle une langue dont on ne comprend pas un mot : c’est l’intonation, le schéma mélodique de la langue, qui transmet son état d’esprit.
La grande question est : quelle part des intonations des émotions est universelle et quelle part est culturelle ? Car justement, chaque langue a son propre attirail prosodique.
Chaque langue a sa prosodie
De la même manière qu’une langue a sa collection de mots, de règles de grammaire et de phonèmes, elle a aussi ses particularités prosodiques. Par exemple, la présence ou l’absence de tons, d’accent tonique ; ou encore les intervalles de hauteur que l’on fait entre deux syllabes, la longueur des voyelles ou des pauses qu’on fait à l’intérieur d’un énoncé, et ainsi de suite.
Quand on apprend une nouvelle langue, on reproduit spontanément la prosodie de notre langue maternelle et on l’applique à la langue apprise. Mais la prosodie de deux langues ne coïncide pas forcément. Dans ce cas, ce décalage prosodique participe à créer notre accent étranger dans une langue. Voyez par exemple une phrase en japonais prononcée par une native, et cette même phrase dite par une francophone ; notez la différence dans l’intonation et le rythme :
Des exemples de faits de prosodie
Dans les paragraphes qui suivent, je vais vous parler de quelques phénomènes prosodiques intéressants dont j’ai entendu parler ou que j’ai remarqués et qui illustrent bien l’étendue, l’omniprésence, l’importance mais aussi la beauté de la prosodie dans les langues. Ces exemples proviendront de différentes langues, et constitueront une « vitrine » de la prosodie. Je n’évoquerai pas l’accent tonique, qui a son propre article, ni les tons ou l’accent de hauteur (articles à suivre !).
Les langues sifflées
Il existe dans le monde entier des langues que l’on siffle. Ayant une portée de plusieurs kilomètres, le sifflement permet d’être entendu(e) de très loin sans effort. C’est la solution qu’ont trouvée diverses populations de montagne afin de communiquer d’un flanc de vallée ou d’un sommet à un autre sans avoir à se déplacer. Le sifflement est aussi utilisé dans des milieux où la voix ne porte pas loin, par exemple les forêts denses.
Selon Wikipédia, on connaît approximativement soixante-dix populations qui utilisent ce mode de communication. Il ne s’agit pas de langues indépendantes, mais de façons de prononcer une langue préexistante : l’espagnol pour le silbo gomero, le turc pour la langue des oiseaux turque, l’occitan pour le siular d’Aas (avec des initiatives pour l’adapter au français), et ainsi de suite :
Pour ceux et celles que ce thème intéresse, il existe un très beau film dans lequel le personnage principal parle uniquement dans la langue des oiseaux turque : Sibel, réalisé par Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti en 2018.
Le norvégien et les mots aspirés
Pour pouvoir parler, il faut expirer de l’air, aucune langue n’y fait exception. Et pourtant, quelques langues prononcent certains mots non pas en expirant l’air, mais en l’inspirant. C’est le cas par exemple du norvégien, où les mots ja (oui) et nei (non) sont fréquemment prononcés en inspirant. On appelle ce phénomène les ingressive sounds, et on le retrouve chez d’autres langues scandinaves. Voilà une vidéo avec des démonstrations de ces mots aspirés.
Le français et les questions
En français, l’intonation distingue le mode affirmatif du mode interrogatif : la question est marquée par une intonation montante sur la fin de la phrase. C’est grâce à la seule intonation qu’on distingue une affirmation, « tu aimes la musique », d’une question, « tu aimes la musique ? ». C’est aussi en étant sensible à l’intonation qu’un étranger apprenant le français pourra différencier une affirmation d’une interrogation en français.
Quand j’étais petite, une jeune Allemande de six ans mon aînée était venue vivre avec ma famille pour un séjour linguistique. Un jour elle nous avait emmenés, mon frère et moi, à nous balader, et on prenait le car pour nous rendre à la plage. Elle sommeillait, et j’avais peur qu’on rate l’arrêt, alors je lui ai tapoté l’épaule et demandé : « C’est ici ? ». L’inversion sujet-objet est, semble-t-il, strictement obligatoire dans la formation d’une question en allemand. Elle a donc compris que j’affirmais : « C’est ici ». On a marché longtemps.
Le russe et les questions
Donc, quand on pose une question en français, on finit la phrase avec une intonation montante. Cependant, lorsqu’il s’agit de formuler une question, ce schéma intonatif n’est pas commun à toutes les langues. Lorsqu’on pose une question en russe, par exemple, l’intonation ne monte pas sur la fin de la phrase, mais sur le mot concerné par la question.
Prenons par exemple la phrase « tu vois le chat ? ». En russe, cette phrase se constitue de trois mots : tu (ty, ты), vois (vidich, видишь) et chat (kochku, кошку). Voyons ce que signifie exactement cette question selon l’intonation qui y est mise :
1. « Ty vidich kochku ? » (« tu vois chat ? »)
2. « Ty vidich kochku ? » (« tu vois chat ? »)
3. « Ty vidich kochku? » (« tu vois chat ? »)
Dans le cas n°1, l’accent est mis sur tu, la question est donc : « c’est toi qui vois le chat ? ». La réponse sera : « oui, c’est moi », ou : « non, c’est mon amie qui le voit ».
Dans le cas n°2, l’accent est mis sur vois, la question est donc : « Le chat, tu le vois ? ». On répondra : « je le vois, oui » ou : « non, je ne le vois pas ».
Dans le cas n°3, l’accent est mis sur chat, la question est donc : « c’est un chat que tu vois ? » (et non pas un chien, un poireau ou un diplodocus). La réponse peut être : « c’est bien un chat, oui », ou : « non, c’est un diplodocus ».
Utiliser une intonation plutôt qu’une autre n’engendre donc pas uniquement un grand manque de naturel, mais aussi un risque de malentendu : si vous employez la troisième intonation (« c’est un chat que tu vois ? ») alors que vous vouliez poser la question de la deuxième intonation (« tu vois le chat ? »), on risque de vous répondre : « ben évidemment que c’est un chat, tu le vois pas ? ». Il faut en conséquent bien réaliser l’intonation.
Les schémas d’intonation russes sont très différents de ceux du français. Une même phrase peut signifier des choses opposées selon l’intonation qui y est mise. Prenons la phrase « kakoï on uchitel’ » («какой он учитель», « quel genre de prof est-il ? ») : elle peut être une simple question, mais avec d’autres inflexions de la voix, elle peut signifier : « quel mauvais prof ! », ou au contraire : « quel excellent prof ! ». Vous pouvez entendre ces trois versions :
Avec ces exemples du russe, j’espère avoir pu vous montrer l’importance de s’intéresser à l’intonation des langues que l’on apprend ; s’y pencher est d’autant plus important que les schémas intonatifs sont différents dans cette langue.
L’anglais états-unien et la voix craquée
La voix craquée (ou laryngalisation, en anglais vocal fry ou creaky voice) est l’effet de timbre rauque qu’adoptent certains États-Uniens quand ils parlent :
Ce timbre est très répandu auprès des jeunes, et plus particulièrement chez les jeunes femmes. On ne retrouve pas la voix craquée dans l’anglais britannique, elle est typique de l’anglais états-unien. Des études montrent que l’usage de la voix craquée est plutôt déprécié : les jeunes femmes l’utilisant sont perçues commme « moins compétentes, moins éduquées, moins dignes de confiances, moins attractives et moins embauchables » selon cet article.
La discrimination de personnes sur la base de la langue qu’elles parlent ou de leur façon de parler s’appelle la glottophobie ; cet article met en évidence une de ses formes.
Les langues chinoises et le saucissonnement des syllabes
J’ai remarqué que les locuteurs sinophones apprenant le français avaient un trait typique dans leur accent : le saucissonnement des syllabes. C’est-à-dire que chaque syllabe est accentuée, coupée des autres, et la première des mots polysyllabiques est particulièrement mise en avant. Je pense que cela s’explique par le fait que les mots en mandarin sont monosyllabiques, la prosodie est donc nettement différente de celle du français quant au traitement des syllabes.
L’italien et les intervalles
L’italien a une intonation typique qui le distingue des autres langues romanes, une sorte de signature phonologique de la langue que l’on peut retranscrire en termes d’intervalles. Déjà en 1911, le phonéticien Panconcelli-Calzia considère que l’erreur de prononciation la plus évidente lorsque des étrangers parlent italien, c’est précisément leur intonation non authentique.
Le japonais et le schéma mélodique des phrases
Le japonais aussi a sa signature intonative bien particulière. La fin des syntagmes composant un énoncé a une intonation montante (pour indiquer que la phrase n’est pas finie) ; cette intonation se fait avec des intervalles précis, plus importants qu’en français, par exemple. Là encore, on peut entendre une différence nette entre un accent authentique et non authentique, comme vous avez pu le constater avec l’exemple donné plus haut.
L’intonation est ici un élément clef qui donne la sensation que le locuteur a un accent authentique. L’intonation est donc centrale pour les apprenants de l’italien, mais aussi du japonais – et de manière générale, pour tout apprenant dont la prosodie de la langue cible diffère fortement de celle de la/des langue(s) maternelle(s).
Le pirahã et ses modalités
Le pirahã est une langue indigène d’Amazonie parlée par les Pirahãs. Elle est la langue la plus simple phonologiquement connue à ce jour, puisqu’elle ne connaît que 8 phonèmes consonantiques et 3 vocaliques. Pour vous donner un ordre d’idée, le français compte environ 21 phonèmes consonantiques et 16 vocaliques. Cependant, le pirahã possède un arsenal prosodique complexe : c’est une langue à tons (un ton bas, moyen et haut) et à accent tonique, et les syllabes peuvent subir des allongements. Ainsi, le sens du mot ne dépend pas juste des phonèmes qui le constituent, mais aussi et surtout des variations de hauteur de la voix, de la longueur et de l’intensité des syllabes.
Le pirahã est exprimé par la modalité parlée, mais aussi sifflée, fredonnée, chantée, criée. Selon Wikipédia,
« La parole chantée [du pirahã] est utilisée pour transmettre des informations nouvelles et importantes ou pour communiquer avec les esprits. La parole murmurée n’est utilisée que par les hommes, principalement dans le contexte de la chasse, car celle-ci ne permet pas d’exprimer tous les tons. La parole fredonnée est utilisée pour cacher ce que l’on dit ou son identité. Utilisée à un volume très faible, elle permet de créer de l’intimité. »
Wikipédia, Pirahã (langue)
Le pirahã est crié lorsqu’il y a beaucoup de bruit, par exemple durant une tempête. Crié, il ne connaît plus que trois phonèmes : la voyelle A, la consonne K ou le coup de glotte. Et pourtant, le sens des mots et des phrases est toujours conservé, au seul moyen des tons, accents et rythmes. Voici un exemple qu’en donne Daniel Everett, le linguiste ayant le plus contribué à l’étude du pirahã : l’énoncé « Kó Xiásoxái. Baósaí. », signifiant « Hé, Xiásoxái. Habit », crié par un homme demandant un vêtement à sa femme pendant des intempéries, devient « Ká, Kaáakakáa, kaákaá. ».
La musicalité de la langue est donc fondamentale en pirahã. Keren Everett, conjointe de Daniel Everett elle aussi linguiste, indique que les mères enseignent d’ailleurs la langue aux enfants en leur chantant encore et encore les mêmes motifs musicaux. L’acquisition du pirahã se fait à travers la musique, et la linguiste considère que c’est à travers la prosodie et le chant que l’on peut petit à petit parvenir à décoder cette langue et son fonctionnement morpho-syntaxique.
Si vous souhaitez découvrir d’autres spécificités étonnantes du pirahã, je vous recommande chaudement cette vidéo sur le pirahã de la chaîne Linguisticae ainsi que le livre qu’a écrit Daniel Everett sur cette langue et la tribu qui la parle (Don’t Sleep, There Are Snakes: Life and Language in the Amazonian Jungle).
C’est tout pour la prosodie, en espérant que cet article vous aura intéressés !