Il existe de multiples raisons de vouloir évaluer le niveau de langue d’une personne, qu’il s’agisse de quelqu’un que vous connaissez ou de vous-même. Avant de commencer, je souhaite préciser que ceci n’est pas une méthode standardisée, mais un outil de réflexion à utiliser à des fins didactiques.
Cet article a pour but de vous donner de nouvelles clefs pour cerner efficacement le niveau de langue d’une personne ; s’il est question de votre propre niveau, l’aide d’un(e) natif/native vous sera précieuse. Vous pourrez ainsi identifier les points forts et les points faibles de la personne évaluée afin de mieux cibler l’apprentissage de la langue et le rendre ainsi plus efficace.
Les différents aspects de la maîtrise d’une langue
On peut évaluer la maîtrise personnelle d’une langue de nombreuses manières.
On peut faire faire des exercices à la personne et voir combien d’erreurs elle a faites ; on peut lui présenter une liste de vocabulaire et lui demander d’entourer les mots qu’elle connaît ; on peut lui demander de faire un monologue et regarder si elle parle avec aisance ; et ainsi de suite.
Toutes ces approches sont recevables, et en même temps chacune permet d’évaluer seulement une facette de la connaissance d’une langue, respectivement la maîtrise de la grammaire, l’étendue du vocabulaire, l’aptitude orale…
Chacune de ces aptitudes et connaissances est indépendante : on peut tout à fait avoir beaucoup de vocabulaire, mais ne pas être à l’aise à l’oral. Ou encore, on peut connaître parfaitement les règles de la langue, mais manquer de mots pour s’exprimer.
Évaluer le niveau d’une personne à l’aide d’un seul de ces tests n’est donc pas représentatif du niveau réel de la personne ; il faut explorer différents aspects de la langue pour avoir une idée plus précise du niveau de la personne, et dans l’idéal, isoler ces aptitudes afin d’être sûr qu’aucune ne faussera l’interprétation du résultat final.
Voici donc une liste des connaissances et savoir-faire qu’il faut prendre en compte pour avoir un aperçu assez fidèle du niveau de quelqu’un.
1. L’étendue du vocabulaire
On peut commencer par chercher à déterminer combien de mots la personne connaît, à l’aide d’une liste de vocabulaire ou de textes de différents niveaux, par exemple.
Il peut être ensuite intéressant de chercher à cerner le degré de superposition entre le vocabulaire actif et le vocabulaire passif de la personne : peut-être comprend-elle tout ce qu’elle entend ou lit, mais ne peut pas mobiliser ces mêmes mots pour s’exprimer, les récupérer dans sa mémoire. Pour en savoir plus, voir l’article sur le vocabulaire actif et le vocabulaire passif.
On sait par exemple que les enfants comprennent leur langue maternelle bien plus tôt qu’ils ne commencent à dire des mots ou à faire des phrases [1]Saxton, M. (2017). Child language: Acquisition and development. 2nd Edn. Los Angeles: Sage Publications Ltd. [2]Gross, D. (2018). Infancy: Development from birth to age 3. 3rd Edn. Lanham: Rowman & Littlefield.. De la même manière, certains locuteurs d’une langue la comprendront aisément mais auront du mal à trouver les mots pour parler, tandis que d’autres auront une connaissance passive et active relativement équivalente.
On peut ensuite essayer de déterminer à quel(s) contexte(s) se rattache le vocabulaire que connaît une personne. On peut connaître une langue de manière académique, à un niveau conversationnel informel, à un niveau littéraire, ou encore réservée aux contextes professionnels… Dans chacune de ces situations, le vocabulaire sollicité sera différent. Comparez par exemple :
- On se voit demain ? À quelle heure ? (type conversationnel)
- Pourrions-nous convenir d’un rendez-vous pour demain ? (type formel)
- Il lui suggérait de s’accorder afin qu’ils se retrouvassent le lendemain. (type littéraire)
Le registre est avant tout une question de style (cf « qu’ils se retrouvassent »), mais le style passe entre autres par le vocabulaire. En d’autres termes, « convenir », « suggérer », «s’accorder » et « lendemain » sont des mots moins fréquents dans une conversation que « se voir » et « demain ».
Un autre exemple : les soldats de la Légion Étrangère doivent apprendre vite le français lorsqu’ils sont enrôlés, s’il ne le parlent pas déjà. On leur apprend avant tout à comprendre et exécuter les ordres, et on leur fait retenir le vocabulaire technique militaire. Ainsi, si vous demandez à un soldat de la Légion Étrangère qui vient d’apprendre le français de vous citer des noms d’animaux, il risque de ne pas pouvoir vous en donner beaucoup, et peut-être penserez-vous que son français est limité. Mais interrogez-le sur le milieu où il vit – la base militaire – et vous serez surpris de voir son niveau d’expertise linguistique dans son domaine. Tout est une question de contexte.
Enfin, on peut étudier la connaissance lexicale profonde de la personne, c’est-à-dire non pas combien de mots elle connaît, mais à quel point elle connaît bien les mots (voir l’article Comment maîtriser à 100 % un mot nouveau) : leur orthographe, leur polysémie, etc. Dans une langue fortement polysémique, de nombreux jeux de mots reposent sur les différents sens d’un même mot ; si une personne A comprend les jeux de mots dans la langue et une personne B ne les comprend pas, on sentira que la connaissance de la langue de la personne A est plus approfondie.
En bref, demandez-vous quel genre de vocabulaire vous voulez tester chez la personne. Pour ce faire, il est utile de savoir pourquoi la personne apprend cette langue et quel est son but.
2. La capacité de lecture
Lire une langue étrangère demande de l’entraînement. Lorsque la langue a un système d’écriture nouveau pour l’apprenant (abjads, idéogrammes, cyrillique, hangeul…), lire tient parfois du déchiffrage lorsqu’on débute. Pouvoir lire de manière naturelle demande alors beaucoup d’entraînement.
Et si votre langue utilise l’alphabet latin ? Il restera tout de même tout un tas de choses nouvelles à connaître pour pouvoir lire : la correspondance sons-lettres de la langues (et donc nécessairement les sons de la langue), les diacritiques et nouvelles lettres, les digraphes et trigraphes éventuels, toutes les règles, exceptions, sous-règles et sous-exceptions que peut connaître une langue (ça, c’est le français). En bref, lire nécessite de la pratique.
Il est tout à fait possible qu’une personne parle très bien une langue tout en ayant une capacité partielle voire inexistante à la lire. Il convient alors de se pencher sur la question de la lecture, tout en gardant en tête qu’une lecture « déficiente » n’implique en rien une déficience dans les autres domaines composant la maîtrise d’une langue.
3. L’accent
Peut-être est-ce l’aptitude la moins représentative du niveau d’une personne. On peut avoir un accent à couper au couteau et maîtriser la langue mieux que bon nombre de natifs. Et à l’inverse, on peut avoir un accent impeccable et connaître peu voire pas du tout la langue, comme c’est le cas du gars de cette vidéo.
Il peut néanmoins arriver qu’un apprenant ait un accent si marqué qu’il est difficile de comprendre ce qu’il dit. Choisissez alors de prendre en compte ou non l’accent lors de votre évaluation, mais gardez à l’esprit qu’il n’est pas un élément réellement significatif pour savoir à quel point une personne maîtrise une langue.
À savoir : l’accent peut résulter d’une « mauvaise » réalisation des phonèmes de la langue apprise, mais aussi d’une connaissance insuffisante des règles de lecture (correspondance lettres-sons). Pour faire la part des choses, faites lire un texte à l’apprenant.
Cet article pourrait vous intéresser : Comment améliorer son accent.
4. L’aisance à l’oral
Prenons deux personnes lambda qui apprennent une langue X. Vous demandez à chacune de vous raconter ce qu’elles ont fait la veille dans cette langue X.
La première personne, disons la personne A, répond aisément, comme si elle parlait dans sa langue maternelle. Au contraire, la personne B parle laborieusement, elle réfléchit toutes les deux secondes pour trouver les mots.
L’aptitude à parler, c’est cette capacité à retrouver les mots rapidement et à appliquer les règles de grammaire sans avoir besoin de réfléchir afin de parler de manière fluide.
Cette aptitude orale se développe en parlant et, j’insiste ici encore, elle est indépendante des connaissances lexicales ou grammaticales : parler avec plus ou moins d’aisance ne signifie pas que l’on connaît mieux ou moins bien la langue. Peut-être qu’à l’écrit, la personne A et la personne B auraient produit deux textes aussi complexes et corrects l’un que l’autre. La seule différence sera alors que la personne A a plus travaillé la langue à l’oral que la personne B. Pour pouvoir parler spontanément, il faut nécessairement parler – et c’est là un des problèmes des applications de langues.
Peut-être est-ce, à l’inverse, une question de lexique : la personne A n’a pas eu besoin de chercher ses mots car elle a juste plus de vocabulaire que la personne B. Le test de vocabulaire répondra à cette hypothèse.
Bien sûr, il faut prendre en compte d’autres facteurs jouant sur la performance orale du locuteur évalué : quel est son débit habituel lorsqu’il parle dans sa/ses langue(s) maternelle(s) ? Le locuteur maîtrise-t-il le sujet dont il doit parler ? Est-il stressé ? Fatigué ? Ces éléments favoriseront ou non la production orale.
5. La maîtrise de la grammaire
Dit autrement, est-ce que la personne fait beaucoup de fautes quand elle écrit et/ou parle ? Je souhaite ici distinguer certains types de fautes :
- Les erreurs dues à des homonymes (homonymes = mots se prononçant de la même manière, par exemple sans, sang, sent, cent, s’en, etc.). Une immense majorité des fautes d’orthographes des francophones découle de l’homonymie, par exemple : « J’ai manger » (manger est homonyme de mangé), ou encore « une institution public » (public est homonyme du féminin publique). Ceci étant dit, toutes les langues n’ont pas autant de mots qui se prononcent de la même façon tout en s’écrivant différemment.
On notera que ces erreurs d’orthographe ne sont pas repérables à l’oral ; on peut alors distinguer les fautes audibles des fautes inaudibles. - Les erreurs condamnées par la norme. Parfois, on sent qu’une phrase n’est vraiment pas correcte, par exemple : « J’ai venu hier ». À l’inverse, il arrive que tout le monde fasse une erreur sans sentir qu’il y ait le moindre problème, par exemple : « Je me rappelle de ce jour », ou « Après qu’il soit parti » (trouvez-vous que ces énoncés semblent incorrects ? Ils le sont). Sachez distinguer la langue prescrite et la langue réelle : si les enfants disent « Je sais pas » au lieu de «Je ne sais pas », ce n’est pas qu’ils parlent mal : c’est qu’ils parlent comme tout le monde.
- Les erreurs de tournures. Ces erreurs qui font dire « ce n’est pas naturel », par exemple : « Je ne dormais pas de la nuit » (on préférera : « Je n’ai pas dormi de la nuit »). La phrase peut être grammaticalement correcte, mais elle sonne étrange.
Les erreurs d’homonymie sont typiques des natifs, tandis que les erreurs de tournure sont typiques de tout apprenant en langue, peu importe la langue apprise.
6. La compréhension orale
Il arrive qu’on ne reconnaissance pas des mots quand quelqu’un parle la langue que l’on apprend, alors qu’on les connaît très bien à l’écrit : on connaît l’écriture du mot mieux que sa prononciation. Reconnaître les mots prononcés demande une certaine exposition à la langue parlée.
Un autre problème peut survenir même lorsqu’on reconnaît les mots à l’oral. Nous connaissons sans doute tous cette frustration : on entend un énoncé, on en comprend tous les mots, mais on doit les traduire un par un dans notre tête pour reconstituer la phrase et la comprendre… ici aussi il s’agit d’une question de pratique : il faut dialoguer pour acquérir cette aptitude à comprendre sans devoir traduire mentalement.
Un écueil didactique : certains exercices scolaires de compréhension orale tendent à être en réalité des exercices de mémorisation. Par exemple, « écoutez cet extrait et racontez ce que Marie dit avoir fait la veille ». Si Marie a fait dix choses et que votre élève n’en cite que cinq, ce n’est pas forcément sa compréhension qui est en cause, mais peut-être sa mémoire. Choisissez bien vos exercices.
7. La compréhension écrite
Je ne développerai pas particulièrement ce point, car une personne qui a du vocabulaire (point n°1), qui lit bien la langue (point n°2.) et qui a une bonne connaissance de la grammaire (point n°5) aura à priori une compréhension écrite appréciable. Autrement dit, la capacité de compréhension écrite est en fait l’association d’autres capacités et connaissances. Distinguez néanmoins compréhension écrite et capacité de lecture : l’une ne garantit pas l’autre.
Ici aussi, gare au risque de se tromper d’objet observé : appuyez-vous vos exercices sur la compréhension de l’élève, ou sur son sens de déduction ? Certains tests vont essayer de déterminer le niveau de compréhension écrite des apprenants en mettant au défi leur capacité de raisonnement ; le risque de fausser les résultats est élevé.
Comment évaluer ces éléments ?
Domaine à évaluer | Forme d’évaluation |
Étendue du vocabulaire | Faire traduire deux listes de vocabulaire : – Une liste « que signifie… ? » (exercice de type version1 : vocabulaire passif) – Une liste « comment dire… ? » (exercice de type thème2 : vocabulaire actif) Constituer les listes selon le type de vocabulaire à tester : par thème, par registre. Pour tester la connaissance de la polysémie : préparer une liste de mots polysémiques, dans des phrases de contexte ou isolés ; demander leurs traductions possibles Pour tester la compétence orthographique, faire une dictée |
Capacité de lecture | Mots, phrases puis textes de plusieurs niveaux à lire, par difficulté croissante |
Accent | Analyser la prononciation de l’apprenant durant un discours oral |
Aisance à l’oral | Tenir un dialogue d’une dizaine de minutes avec l’apprenant Explorer divers situations et thèmes communicationnels |
Maîtrise de la grammaire | Préparer des exercices conventionnels sur des problèmes grammaticaux variés (conjugaison, syntaxe, genre et nombre, accords…) Donner des thèmes d’écriture libre (questions ouvertes) |
Compréhension orale | Faire écouter et traduire spontanément vers la langue maternelle des énoncés oraux, par difficulté croissante |
Compréhension écrite | Faire lire des textes et traduire phrase par phrase, par difficulté croissante |
1 Version : traduction de la langue apprise (LA) vers la langue maternelle (LM)
2 Thème : traduction de la LM vers la LA
Demander à l’étudiant de langue de traduire (test de l’étendue du vocabulaire, de la compréhension orale et écrite) et non de résumer l’idée centrale du document audio ou écrit permet de cerner vraiment jusqu’où va son niveau dans cette tâche donnée : commence-t-il à bloquer à cause du vocabulaire ? De la grammaire ? De la vitesse d’élocution ? De la complexité des phrases ? En demandant à l’étudiant de résumer dans la langue apprise ce qu’il a lu ou entendu, vous risquez de causer des interférences : vous essayez de voir son niveau de compréhension à travers son aptitude d’expression orale ou écrite, qui est elle-même liée à son niveau de vocabulaire… en mélangeant ainsi les tâches intellectuelles, il est difficile d’interpréter correctement le résultat final. Cela peut donner une idée globale du niveau de la personne, mais permettra difficilement de déterminer ses points forts et ses points faibles.
Il me semble aussi judicieux de demander à l’élève où il ressent des difficultés dans la langue. Les professeurs sont parfois si concentrés sur leurs méthodes qu’ils ne pensent pas à questionner directement l’intéressé, qui pourtant a souvent déjà une idée bien précise des points qui lui posent problème.
En conclusion
La connaissance d’une langue n’est pas linéaire. Contrairement à ce que laissent croire les échelons allant de A1 à C2 du cadre européen de référence pour les langues (CECRL), la maîtrise d’une langue ne se place pas sur un continuum allant de débutant à avancé.
Maîtriser une langue n’est pas une connaissance ou une compétence, mais un ensemble cohérent de connaissances et de compétences, que l’on peut se représenter comme une multitude de flèches s’entrecroisant, et sur lesquelles les apprenants se situeront de manière hétérogène et complexe.
Qu’il s’agisse de langues apprises ou de langues maternelles, chacun d’entre nous a une connaissance essentiellement individuelle de ses langues.
Cette liste d’éléments à évaluer peut être appliquée non seulement à l’évaluation du niveau de langue de quelqu’un, mais aussi à l’élaboration d’un plan d’étude avisé afin de cibler les points sur lesquels travailler pour aider la personne à s’améliorer.